Ce matin-là, comme chaque jour depuis dix ans, je suis sorti de mon tiroir habituel : un casier semblable aux autres dans une ruche sans harmonie. C'était, je crois à Vénissieux, à Vanves, au diable vert ou ailleurs... Une purée de petite aube éclairait la rue. Sur un panneau publicitaire gros module, un type en couleurs me clignait de l'oeil, un grand verre d'acide acétyl-salicilique pétillant à la main. Je me suis aussitôt senti un féroce mal de crâne...
Faut dire que la veille, avec Angel et Djamel, mes voisins de termitière, nous avions copieusement fêté le dixième anniversaire de notre accession à l'exil. L'exil, là où la main d'oeuvre se rassemble, se concentre pour s'épanouir...
A Super-Spiritueux 2000, le petit débit à boisson du coin de la rue, chacun avait acheté des vins du terroir, de son terroir : Corbières, Rioja, Mascara ! Vite, on s'était mis à table.
Sur ma porte, j'avais accroché un panneau pour dissuader les intrus : « Achtung ! Club Méditerranéen, Bloc Z, escalier 30. Repas annuel du souvenir. Don't disturb ! ».
Quel repas ! Au menu : paëlla, cassoulet, couscous. Et les vins...crémeux, sophistiqués ! Les établissements Gastraljoie et fils, quai Lavoisier, qui avaient tout embouteillé, faisaient bien les choses : on a de suite eu les yeux pleins de bulles. Angel, le premier, a bondi sur ma table. Il a levé son verre, il a crié : -Hermanos, a la salud de mi vida provisional ! Je bois à ma vie provisoire, je bois à tous les déracinés qui gaspillent leur vie à la gagner ! Djamel ne disait rien. Il chantonnait des airs de haut-plateau pleins de cailloux noirs, de villages secs et de thé à la menthe. Et moi, au fond de ma tête, dans le compartiment étiqueté « Images de pays », j'avais de la vigne à perte de vue, une cuisine blanche et une table de famille autour de laquelle nous étions, paraît-il, trop nombreux.
Alors nous avons bu avec fureur. Le bissulfite des entrepôts Gastraljoie et fils se ruait à travers nos veines à l'assaut de nos cellules : Angel défilait comme une majorette entre la télévision et le vide-ordures semi-automatique :
-Visiten Aragon ! Cien anos de emigracion, sus Pilares de oro, sus tierras sin agua y sus pueblos sin nada !
Derrière lui, j'étais une locomotive sifflante. Celle-là même qui se tire jusqu'au premier soir, gare d'Austerlitz, sur le quai étranger où tu te cherches une silhouette amicale dans la foule qui te montre le dos...
Djamel ne disait toujours rien. Sur la nappe de papier, il avait crayonné une grande flaque bleue et un immense soleil rouge.
Tout d'un coup, il s'est approché de la fenêtre et il a tendu son bras vers les toits : au dessus de la forêt des antennes de TV, y avait un oiseau blanc aux ailes amples. Angel et moi on a crié ensemble :
-Una gaviòta ! Un gabian !
Un gabian. C'est comme ça qu'on dit « mouette », dans le pays des étangs, chez moi. Je répétais :
-Djamel ! Es un gabian ! Un gabian !
Et les mots de la vieille langue tombaient dans mon exil en faisant une musique que je croyais avoir oubliée :
Gabian, aucèl de la mar
La mar, al cap de l'ostal
Ostal, païs, bartàs
Brèlh, garric, rèc
Bastida, cançon, ciutat
Terra, vila, vent !
Viento, para velas,
Velas para marchar,
Lejos, allà, la sal,
Solana, monte y nieve
Agua, luna, la mano,
Rebano, ciudad, hermanos !
Tir, tir lebher
Lebher el khermoud cuekham,
Akham, tamourth, lekhrif,
Lekhrif, rif eouassif,
Assif, tametouth, echna
Echna, assefrou, tadarth,
Tadarth, thandint, adhou !
Dins un crambòt de res, a dos passes d'un flume pissós, a mil toneladas de quilomèstres de çò nòstre, nos èrem tirats un fòc d'artifici de paraulas milesimadas !
Fèsta ! Al cap de l'armari rustico-integrada ai pres la maleta de mon arribada aicí.
Fèsta ! L'avèm brandida per la fenèstra dubèrta granda e espolsat devèrs la nuèit detz ans de languiment-polsièra e de telaranhas-desespèr !
Fèsta ! L'avèm pausada netejada e polida al mitan de la taula, e davans èla nos faguèrem petar las maissas amb un cocktèl-molotov de plantas de la garriga !
Es atal que lo lendeman m'en anguèri. Angel e Djamel me menèron duncas al trin, aquel trin qu'acabarian per prener, eles tabés, un jorn o l'autre.
-Salud ! me faguèt l'un.
-Salaam ! Me diguèt l'autre...
Les daissèri sul trepador de la gara.
Una gara. A Venissieux, a Vanves, al diable vèrd o endacòm mai.
Dans une chambre minable, à deux pas d'un fleuve pisseux, à mille tonnes de kilomètres de chez nous, nous venions de nous tirer un feu d'artifice de paroles millésimées !
Fête ! J'ai tiré du haut de l'armoire rustico-intégrée la valise que j'y avais jetée en arrivant ici.
Fête ! Cette valise, nous l'avons brandie au dehors par la fenêtre grande-ouverte et nous avons soufflé vers la nuit dix ans d'ennui-poussière et de toiles d'araignée-désespoir !
Fête ! Cette valise maintenant propre et brillante nous l'avons posée au milieu de la table, et devant elle nous nous sommes explosés d'un cocktel-molotov de plantes de la garrigue !
Voilà, le lendemain, je suis parti. Angel et Djamel m'ont accompagné jusqu'au train, ce train qu'ils finiraient bien par prendre, eux aussi, un jour ou l'autre.