Nous sommes ceux qui ont du vin à vendre et qui ne trouvent pas toujours à le donner ;
nous sommes ceux qui ont des bras à louer et qui ne
peuvent guère les employer ;
nous sommes ceux qui ont des boutiques dont les clients paient sans argent.
Nous sommes ceux qui crèvent de faim.
Nous sommes ceux qui sont endettés, les uns jusqu’au cou,
les autres par-dessus la tête : tous ceux qui paient mal et tous ceux qui ne paient plus.
Nous sommes ceux qui ont quelque crédit, ceux qui n’en ont guère
et ceux qui n’en ont pas.
Nous sommes ceux qui
crèvent de faim.
Nous sommes ceux qui doivent partout : au boulanger, à l’épicier, au percepteur et au cordonnier ; ceux qu’éconduisent les prêteurs, que relancent les huissiers et ceux que traquent les collecteurs d’impôts.
Nous sommes ceux qui voudraient vivre en honnêtes gens et qui sont acculés aux expédients et à la misère.
Nous sommes ceux qui crèvent de faim.
Nous sommes ceux qui aiment la République, ceux qui la
détestent et ceux qui s’en foutent, nous sommes ses ardents défenseurs ou ses adversaires déclarés : radicaux ou conservateurs, modérés ou syndicalistes, socialistes ou réactionnaires, nous sommes ceux qui ont leur jugeote et aussi
leurs opinions.
Mais nous avons un ventre et nous sommes ceux qui crèvent de faim.
Nous sommes ceux enfin dont chaque espoir s’est traduit par plus de misère.
Nous sommes ceux qui, rivés au sol,
demandent à ce sol leur pitance ; c’est par nous que la terre est belle et verdoyante ; par nous elle produit plus qu’en tout autre temps.
Nous sommes ceux qui la fécondent par leurs soins, leurs efforts, leur travail et leur
peine.
Hélas, parmi les gueux, nous sommes les plus gueux.
Nous sommes ceux qui crèvent de faim.
Nous sommes enfin des miséreux, des miséreux qui ont femmes et enfants et qui ne peuvent pas vivre de
l’air du temps.
Nous sommes ceux qui ont des vignes au soleil et des outils au bout des bras, ceux qui veulent manger en travaillant et ceux qui ont droit à la vie.
Nous sommes ceux qui crèvent de faim.